CHAPITRE V

 

 

         Quand ils se furent lavés et restaurés, ils allèrent retrouver Crón qui avait été prévenue qu’ils désiraient lui parler. Elle les attendait, trônant dans le fauteuil réservé au chef.

A leur entrée, Crón se leva avec des gestes lents qui manquaient d’empressement mais marquaient le respect que la tanist devait à la sœur du roi.

— Vous êtes-vous rafraîchis ? demanda-t-elle en leur indiquant des sièges disposés à leur intention devant l’estrade.

— Oui, je vous remercie, répondit Fidelma.

Les deux jeunes femmes s’assirent d’un même mouvement, Fidelma irritée d’être placée dans une position qui l’obligeait à lever la tête vers Crón. Sa charge de dálaigh et d’anruth l’autorisait à se situer sur le même plan que les rois. Dans l’exercice de ses fonctions, le haut roi de Tara lui-même l’appelait parfois à se placer à sa hauteur pour discuter librement avec elle. Fidelma se montrait très jalouse de ses prérogatives, mais seulement en présence de ceux qui se glorifiaient de leur position. Cependant, si dans la situation présente elle affirmait son rang, elle déclencherait des hostilités ouvertes, ce qui l’empêcherait d’obtenir les informations qu’elle désirait. Elle choisit donc de céder.

Eadulf, qui avait pris place à ses côtés, leva un regard intéressé vers la tanist.

— Et maintenant, dit Fidelma en s’appuyant au dossier de sa chaise, je vous écoute. Rapportez-moi les faits concernant la mort de votre père.

Les mains croisées sur ses genoux et le regard fixé au loin, Crón inclina légèrement le buste.

— Les faits se résument en une seule phrase, déclara-t-elle d’un ton d’ennui. Móen a tué mon père.

— Vous en avez été le témoin ?

Crón fronça les sourcils et lui adressa un rapide coup d’œil.

— Bien sûr que non. Vous me demandez les faits, je vous les donne.

Les lèvres de Fidelma s’étirèrent en un bref sourire.

— Dans l’intérêt de la justice, je vous demande de me raconter les événements de votre point de vue personnel.

— Je ne suis pas sûre de comprendre.

Fidelma fit un effort pour dominer son impatience.

— Quand avez-vous appris qu’Eber avait été assassiné ?

— J’ai été réveillée au cours de la nuit.

— Il y a combien de jours ?

— Il y a six nuits. Juste avant l’aube pour être plus précise.

Fidelma ignora l’ironie qui perçait dans la voix de la jeune femme.

— En l’occurrence, la précision est une qualité indispensable et elle sert l’intérêt de tous, répliqua-t-elle avec une politesse glaciale. Par qui avez-vous été réveillée ?

Crón battit des paupières en comprenant que Fidelma ne se laisserait pas intimider. Puis elle haussa les épaules d’un air dédaigneux.

— Par Dubán, le commandant des gardes de mon père. Il avait...

— Contentez-vous de me rapporter ses propos.

— Il s’est écrié qu’il s’était passé quelque chose de terrible et qu’Eber avait été assassiné par Móen, reprit Crón, les traits crispés par la colère.

— Ce sont les termes exacts qu’il a employés ? ne put s’empêcher de demander Eadulf.

Crón le dévisagea et, sans même daigner lui répondre, s’adressa à nouveau à Fidelma.

— Je l’ai prié de me raconter les événements plus en détail. Il m’a alors appris que Móen avait poignardé mon père et qu’il avait été pris sur le fait.

— Comment avez-vous réagi ?

— Je me suis levée et me suis inquiétée du sort de Móen. Il m’a dit qu’il avait été emmené dans une écurie d’où il n’a pas bougé depuis.

— Ensuite ?

— J’ai prié Dubán d’aller chercher ma tante Teafa.

— Et pourquoi donc ?

— Elle est... elle était la seule personne capable de calmer Móen quand il se mettait en fureur.

— Vous confirmez qu’elle l’avait élevé ?

— Oui, depuis sa plus tendre enfance.

— Et aujourd’hui, quel âge a-t-il ? s’enquit Eadulf.

Crón s’apprêtait à passer outre à la question du moine quand Fidelma haussa le ton.

— C’est une question valide, Crón.

— Il a vingt et un ans.

Cette réponse surprit Fidelma. D’après la façon dont Crón et Dignait parlaient de Móen, elle aurait juré qu’il n’était qu’un enfant.

— C’est un garçon difficile ?

— Vous en jugerez par vous-même, répliqua Crón d’un ton aigre.

Fidelma hocha la tête. La tanist avait marqué un point.

— Je vous l’accorde. Nous en étions à Teafa, la seule personne en mesure de calmer Móen. Et alors ?

— Dubán a découvert...

Crón se reprit pour mieux formuler sa phrase.

— Quelques instants plus tard, Dubán a réapparu, il venait de découvrir le corps de Teafa. Elle aussi avait été poignardée et il est évident que Móen l’avait assassinée en premier puisque...

Fidelma leva la main.

— Pas de spéculations. Nous devons procéder selon les termes de la loi.

Crón renifla avec agacement.

— Mes prétendues spéculations sont exactes.

— Nous verrons cela plus tard. Qu’est-il arrivé ensuite ?

— Je suis allée prévenir ma mère.

— Votre mère était la femme d’Eber ?

— Bien sûr.

— Donc à cette heure-là, elle ignorait la mort de son époux ?

— Je viens de vous le dire.

— Elle ne se trouvait pas auprès de son mari ?

— Non, elle dormait dans sa chambre.

Fidelma préféra ne pas insister.

— Ensuite ?

Crón haussa les épaules d’un air indifférent.

— On a enfermé Móen et, sans m’en avertir, ma mère a envoyé un jeune guerrier du nom de Critán à Cashel, pour informer le roi de la tragédie. Sans doute a-t-elle pensé qu’il valait mieux qu’un brehon mène l’enquête plutôt que de laisser sa fille exercer ses pouvoirs en tant que tanist. Ma mère ne souhaitait pas que je sois élue tanist.

L’amertume de la jeune femme était flagrante.

— Critán est rentré il y a deux jours en annonçant que le roi enverrait quelqu’un. Comme la coutume l’exige, nous avons donc enterré mon père et Teafa dans le tumulus des chefs. En accord avec la loi, j’ai alors pris la relève de mon père. Et j’aurais été en mesure de dispenser la justice sans complications inutiles.

— Vous oubliez, répliqua Fidelma, que le derbfhine doit d’abord se réunir avant de vous confirmer dans vos fonctions. En de telles circonstances, il est indispensable qu’un brehon qualifié assume la charge de l’enquête.

La jeune tanist resta muette.

— Très bien, dit Fidelma. Les faits tels que vous me les avez présentés me semblent assez clairs. Dubán a-t-il lui-même découvert le corps de votre père ?

Crón secoua la tête.

— C’est Menma qui a entendu ses cris d’agonie et s’est précipité dans sa chambre pour surprendre Móen en train de commettre son forfait.

— Qui est Menma ?

Il semblait à Fidelma qu’elle avait déjà entendu ce nom.

— Il est en charge des étables de mon père...

Elle se corrigea.

— De mes étables.

Fidelma se rappela soudain que Dignait avait fait allusion à Menma.

— Vous ne voyez aucune zone d’ombre dans les événements tels qu’ils vous ont été rapportés ? reprit Fidelma après un instant de réflexion. Rien ne vous a troublée ou déconcertée ?

— Où voyez-vous des mystères ?

— Comment expliquez-vous que Móen ait tué Eber et Teafa ?

— Il n’existe pas de motivation logique, répondit la jeune femme avec assurance. Mais la logique ne fait pas partie du monde de Móen.

Le ton désabusé de la jeune femme surprit Fidelma qui tenta de percer la raison de cette attitude.

— Si Teafa a élevé Móen, ne lui en était-il pas reconnaissant ? Il doit bien y avoir un mobile quelque part.

— Qui peut deviner ce qui se passe dans l’esprit dormant et enténébré d’une personne telle que Móen ? répliqua la tanist.

Le choix des termes utilisés par Crón était des plus étranges et Fidelma faillit la presser de s’expliquer. Puis elle songea que cela influerait sur le regard qu’elle-même porterait sur Móen lors de leur première confrontation, et elle préféra s’en tenir là.

— Il est temps que j’interroge Menma, qui a été le témoin du meurtre, annonça-t-elle.

— Ne vous donnez pas cette peine ! s’écria Crón avec vivacité. Je connais tous les détails de la scène qui m’a été rapportée par Dubán.

— Une dálaigh ne procède point ainsi. Les témoignages de première main lui sont indispensables.

— L’important c’est que vous décidiez au plus vite du châtiment de Móen.

— Donc il ne fait aucun doute dans votre esprit que Móen est coupable ?

— Bien sûr, puisque Menma l’a surpris en pleine action.

— Sans doute.

La religieuse se leva, imitée par Eadulf.

— Quel sort réservez-vous à Móen ? insista Crón, déconcertée par l’attitude de Fidelma, car elle n’était pas habituée à ce que des visiteurs prennent congé avant qu’elle les ait congédiés.

— Pour l’instant, je l’ignore. Nous devons tout d’abord nous entretenir avec les différents témoins. Puis nous tiendrons une audience qui permettra à Móen de plaider pour sa défense.

À leur grand étonnement, Crón éclata d’un rire hystérique.

Fidelma attendit patiemment que la tanist se calme et demanda :

— Où se trouve Menma, à cette heure ?

— Dans l’écurie, derrière l’hôtellerie des invités, répondit Crón entre deux gloussements.

Ils se dirigeaient vers la sortie quand Crón recouvra son sérieux et les interpella.

— Il vaudrait mieux régler cette affaire au plus vite. Mon père, un homme bon et généreux, était aimé de ses sujets. Nombreux sont ceux de mon peuple qui jugent les vieilles lois de compensation inadaptées à ce crime. Ils préfèrent le châtiment prôné par la nouvelle foi : œil pour œil, dent pour dent, brûlure pour brûlure. Si vous ne tranchez pas rapidement, d’autres se chargeront de faire justice.

Fidelma, qui allait ouvrir la porte, se retourna.

— Je suppose que vous voulez parler de la justice exercée par une foule aveugle ? En tant que chef élu de ce clan  – supposons pour l’instant que vous serez confirmée dans cette fonction par votre derbfhine  – je vous charge de faire circuler l’information suivante : Toute personne qui posera la main sur Móen avant qu’il soit jugé conformément à la loi sera jugée à son tour. Peu importe la position qu’elle occupe en ces lieux.

Crón déglutit avec difficulté et les deux jeunes femmes s’affrontèrent du regard.

— Encore une chose, tanist. Qui a prêché la loi du talion au nom de la foi ?

La jeune femme releva le menton.

— Je vous ai déjà avertie qu’ici une seule personne suffisait aux besoins spirituels de notre communauté.

— Le père Gormán ? suggéra Eadulf.

— Le père Gormán, confirma Crón.

— Ce religieux semble très éloigné des conceptions du droit telles qu’elles nous sont enseignées dans les cinq royaumes, lâcha Fidelma d’un ton glacial. Et où se trouve cet aimable avocat de la foi chrétienne ? Dans son église ?

— Il est parti en visite dans quelques fermes éloignées et rentrera demain.

— Je suis impatiente de le rencontrer.

Sur ces mots, Fidelma sortit de l’édifice, suivie d’Eadulf.

Menma était un homme laid, robuste, avec une barbe rousse en broussaille. Assis sur une souche devant les étables, il aiguisait une serpette avec une pierre. À leur approche, il s’immobilisa et se mit lentement sur son séant.

Eadulf entendit Fidelma reprendre bruyamment sa respiration et il lui jeta un coup d’œil surpris. Elle étudiait avec attention la tête de fouine de Menma, qui exprimait la ruse et la fourberie. Quand il s’arrêta devant lui, Eadulf fronça le nez. L’homme dégageait une terrible puanteur et le moine fit un pas de côté pour tenter de se protéger de ces effluves nauséabonds.

Menma tira sur sa barbe.

— Savez-vous que je suis une avocate des cours de justice, chargée par le roi de Cashel d’enquêter sur le meurtre d’Eber ? lança Fidelma.

Menma hocha la tête.

— La nouvelle de votre arrivée a eu tôt fait de se répandre dans le village.

— C’est donc vous qui avez découvert le corps d’Eber ?

Il cligna des paupières.

— C’est exact.

— Et en quoi consiste votre tâche au rath d’Araglin ?

— Je suis en charge des étables.

— Vous travaillez ici depuis longtemps ?

— Crón sera le quatrième chef d’Araglin que je sers. J’ai commencé avec Eoghan, dont le passage dans ce monde est marqué par la grande croix qui délimite les terres du clan, sur la route qui descend de la montagne.

— Nous l’avons vue, dit Eadulf.

— Puis il y eut Erc, le fils d’Eoghan mort à la guerre contre les Uí Fidgente. Et maintenant qu’Eber est passé dans l’autre monde, je vais servir sous les ordres de sa fille Crón.

— Racontez-moi dans quelles circonstances vous avez découvert Eber.

Les pâles yeux bleus de Menma se fixèrent sur Fidelma d’un air étonné.

— Les circonstances, dites-vous ?

Fidelma se demanda si l’homme n’était pas un peu idiot.

— Oui. Où et quand avez-vous trouvé le corps ?

— Quand ?

Son front se plissa.

— Ben, la nuit où Eber a été tué.

Frère Eadulf se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire. Avait-il l’esprit embrumé ou faisait-il exprès de ne pas comprendre ?

— Et c’était quand ? reprit Fidelma d’une voix douce.

— Oh, il y a six nuits.

— A quelle heure ?

— Juste avant l’aube.

— Que faisiez-vous dans la maison privée du chef juste avant l’aube ?

Menma leva une grosse main noueuse et la passa dans sa tignasse cuivrée.

— J’allais mettre les chevaux à la pâture et surveiller la traite. Il me revient aussi de tuer les bêtes pour la table du maître. En me dirigeant vers les étables, je suis passé près de la demeure d’Eber...

Fidelma se pencha en avant.

— Donc le chemin qui va de votre chaumière aux étables passe par le logis d’Eber ?

Menma la contempla d’un air ahuri.

— Tout le monde sait ça.

Fidelma se força à lui sourire.

— Il vous faudra être patient avec moi, Menma, car je suis une étrangère ici et j’ignore la géographie des lieux. Pouvez-vous m’indiquer où se situent les appartements d’Eber ?

Il indiqua la direction avec la lame de sa serpette.

— Eh bien, allons-y.

Menma se mit en branle en traînant les pieds. Ils passèrent derrière l’hôtellerie des invités, longèrent le mur de granit du siège de l’assemblée, puis rejoignirent des édifices en bois construits entre le siège et la chapelle. Menma désigna l’un d’eux.

— Eber vivait ici. Je suis entré par cette porte mais il y en a une autre qui communique avec le siège de l’assemblée.

— Et où se trouve votre maison ?

Il orienta à nouveau la lame de son outil, et Fidelma constata que Menma était bien obligé de passer devant les appartements du chef, près de l’église, pour se rendre à son travail.

— Qui s’occupe de la traite ? demanda-t-elle tandis qu’ils rebroussaient chemin.

Elle se demanda si Eadulf savait que cette tâche incombait aux femmes. Dans la plupart des communautés, sitôt levés, les hommes allaient mener les chevaux au pré et les femmes trayaient les vaches.

— Les femmes, bien sûr, répondit Menma.

— Comment se fait-il que vous, le gardien des troupeaux, ayez l’obligation de les surveiller ?

— Cela remonte à quelques semaines. Du bétail a été volé dans la vallée et Eber m’a ordonné de compter les bêtes chaque matin.

— De tels méfaits sont-ils fréquents ? Des voleurs ont-ils été surpris ?

Menma se frotta le menton d’un air pensif.

— C’est la première fois qu’on cherche à dépouiller le clan d’Araglin. Nous sommes une communauté isolée. Dubán a poursuivi les brigands pendant des journées entières mais il a perdu leur trace dans les hauts pâturages.

— Pourquoi donc ?

— Là-haut, les animaux sont nombreux et ils brouillent les pistes.

Fidelma était fatiguée d’arracher les informations à ce rustre.

— Bien. Nous sommes juste avant l’aube, vous passez devant la demeure d’Eber et que se passe-t-il alors ?

— J’ai entendu un gémissement. J’ai cru qu’Eber était malade et je l’ai appelé pour savoir s’il avait besoin d’aide.

— Et alors ?

— Personne n’a répondu, mais les gémissements ont continué.

— Qu’avez-vous fait ?

— Je suis entré chez Eber et je l’ai trouvé sur son lit, dans sa chambre.

— Les plaintes sortaient de sa bouche ?

— Non, de celle de son assassin, Móen.

— Vous avez tout de suite vu le corps d’Eber ?

— Non, d’abord Móen agenouillé près du lit, un couteau à la main.

— Comment pouviez-vous distinguer quelque chose s’il faisait encore nuit ?

— Une lampe était allumée et j’ai très bien reconnu Móen. Il était accroupi près du lit, brandissant un poignard.

Menma fit une grimace de dégoût en se rappelant la scène.

— La lame était tachée de sang. Et aussi la figure et les vêtements de Móen. Et c’est à ce moment-là que j’ai vu le cadavre du chef.

— Móen vous a-t-il parlé ?

Menma émit un reniflement.

— Pour dire quoi ?

— Vous l’avez accusé du meurtre ?

— Quel intérêt ? Je suis tout de suite parti à la recherche de Dubán.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Au siège de l’assemblée. Il m’a renvoyé à mon travail, les chevaux et les vaches ne peuvent pas attendre et ils ne doivent pas souffrir des caprices des hommes.

— Móen a été laissé seul ?

— Oui.

— Vous ne craigniez pas qu’il se sauve ?

— Pour aller où ?

— Évidemment. Ensuite ?

— J’allais mener les chevaux au pré quand Dubán et Critán sont arrivés avec Móen.

— Critán n’est-il pas l’homme qui a été envoyé à Cashel ?

— Oui, c’est un des guerriers de Dubán. Ils ont conduit Móen à l’écurie où il a été enchaîné. Nous n’avons pas de prison en Araglin.

— Móen a-t-il avoué son crime et tenté d’expliquer son geste ?

Menma parut perplexe.

— Il ne pouvait rien dire. Et puis c’était clair pour tout le monde.

Fidelma échangea un regard surpris avec Eadulf.

— A-t-il présenté une quelconque résistance ?

— Il s’est débattu en geignant pendant que Critán l’entravait. Et puis Dubán est allé réveiller Crón.

— Avez-vous eu des contacts avec Móen depuis qu’il est enfermé ?

Menma haussa les épaules.

— Je l’aperçois quand je me rends aux étables. Mais c’est Critán qui s’en occupe. Avec Dubán.

Fidelma hocha la tête d’un air pensif.

— Merci, Menma. Il est possible que j’aie d’autres questions à vous poser mais, pour l’instant, j’aimerais m’entretenir avec Dubán.

Menma fit un geste en direction de l’entrée des écuries, où le guerrier qui les avait accueillis discutait avec un jeune homme.

— Voici Dubán et Critán.

Il allait partir quand Fidelma le retint.

— Une dernière chose. Vous vous levez toujours avant l’aube pour vous occuper des chevaux ?

— Toujours. La plupart des gens ici sont debout avant le lever du soleil.

— Et ce matin ?

Menma fronça les sourcils.

— Comment cela ?

— Avez-vous mené les chevaux au pré ce matin ? répéta-t-elle d’une voix coupante.

— Ben oui.

— À quelle heure vous êtes-vous couché hier au soir ?

Menma secoua la tête.

— Tard, je crois.

— Vous croyez ?

— J’avais pas mal bu.

— Avec quelqu’un de votre connaissance ?

L’homme massif secoua la tête.

Quand il eut disparu, Fidelma se tourna vers Eadulf qui semblait perplexe.

— En quoi les occupations de Menma ce matin concernent-elles les meurtres de la semaine dernière ?

— Vous ne l’avez pas reconnu ?

Eadulf ouvrit de grands yeux.

— Qui cela ? Menma ?

— Qui d’autre ? répondit la religieuse, irritée par la lenteur d’Eadulf.

— Non, je vous assure.

— Il appartenait à la bande de brigands qui ont attaqué l’auberge ce matin.

Eadulf en resta la bouche ouverte. Il se retint de lui demander « En êtes-vous sûre ? », car Fidelma pesait toujours ses paroles et détestait que l’on mette ses affirmations en doute.

— Alors il mentait ?

— Exactement. Quand nos assaillants sont passés près de nous, l’un d’eux m’a particulièrement frappée par sa laideur et sa barbe rousse. Je ne pense pas qu’il ait vu mes traits mais, moi, je ne risquais pas de l’oublier.

— Autre chose m’intrigue. Il semblerait que tout le monde tienne la culpabilité de Móen pour acquise, sans chercher à expliquer pourquoi il a assassiné Eber et Teafa.

Fidelma acquiesça.

— Allons voir comment le récit de Menma s’accorde avec celui de Móen.

Ils s’avancèrent vers les deux guerriers. Le plus jeune, à peine sorti de l’adolescence, était peu soigné, ses cheveux d’un blond sale tombaient sur son visage aux traits assez grossiers. Appuyé au montant de la porte, un bouclier pendant de son -épaule et une épée de belle facture accrochée à sa ceinture, il ne fit aucun effort pour se redresser en voyant les deux visiteurs s’avancer vers lui.

— Vous êtes vraiment le brehon ? demanda-t-il d’une voix nasillarde.

Fidelma l’ignora et se tourna vers le guerrier plus âgé.

— On m’a dit que Dubán était votre nom et que vous commandiez les gardes du chef.

Le solide guerrier se balança d’un pied sur l’autre d’un air gêné.

— Je suis Dubán et voici Critán qui est...

— Le champion d’Araglin ! lança le jeune garçon d’un air fanfaron.

— Vraiment ? Et dans quelle discipline ? dit Fidelma d’un ton indifférent qui ne sembla pas affecter Critán.

— L’épée, l’arc ou la lance ! s’écria-t-il. C’est moi qu’on a envoyé à Cashel prévenir le roi. Je crois que je l’ai impressionné. J’ai d’ailleurs l’intention de rejoindre ses gardes.

— Le roi a-t-il été informé de vos ambitions ?

Impossible de savoir par l’expression de son visage si elle était amusée ou fâchée par l’impertinence du garçon. Eadulf se décida pour le mépris.

Crítán, lui, ne perçut pas l’ironie de sa réflexion.

— Je ne lui ai rien dit pour l’instant mais dès qu’il connaîtra ma réputation, il acceptera mes services avec gratitude.

Devant la gêne de Dubán, Fidelma planta là le jeune vantard qui se renfrogna et prit le guerrier à part.

— Vous n’ignorez pas que je suis avocate des cours de justice ?

— J’en ai été informé, reconnut Dubán. La nouvelle de votre venue a rapidement fait le tour du rath.

— Bien. J’aimerais maintenant voir Móen.

— Il est là-dedans, dit l’autre avec un geste du pouce.

— Après notre entrevue, je vous poserai quelques questions. Móen a-t-il fait des déclarations depuis que vous le retenez prisonnier ?

Dubán parut troublé.

— Mais non, voyons.

Fidelma faillit lui répondre, puis changea d’avis.

— Ouvrez cette porte.

Sur un signe de Dubán, le jeune garçon exécuta l’ordre de la dálaigh.

L’écurie, sombre et humide, dégageait une odeur fétide.

— Je vais aller chercher une lampe, dit Dubán sur un ton d’excuse. Nous avons laissé les chevaux dans les prés pour convertir cet endroit en geôle.

Fidelma scruta l’obscurité.

— N’avez-vous pas de meilleur endroit pour y retenir le prisonnier ? Les ténèbres ajoutées à cette puanteur peuvent être assimilées à de mauvais traitements. Pourquoi ne lui avez-vous pas laissé de la lumière ?

Crítán, qui se tenait derrière elle, éclata de rire.

— Vous ne manquez pas d’esprit !

D’un ton sec, Dubán renvoya le garçon monter la garde à l’entrée puis il s’enfonça dans l’obscurité. Bientôt, les deux religieux l’entendirent frotter deux pierres de silex et une étincelle mit le feu à la mèche d’une lampe à huile que le guerrier brandit au-dessus de sa tête avant de se tourner vers eux.

— Venez par ici.

Fidelma s’avança. Dans un coin, elle distingua ce qui ressemblait à un paquet de vêtements grossiers. Le tas informe bougea et elle entendit un cliquetis de chaînes. Fidelma avala sa salive avec difficulté en comprenant qu’un homme, là, était attaché par le pied gauche à un des piliers qui soutenaient le toit du bâtiment. Puis une tête échevelée se redressa d’un geste brusque, se tourna dans sa direction et se pencha sur le côté, comme si la créature écoutait, avant de laisser échapper une étrange plainte.

— Je vous présente Móen, dit la voix de Dubán.